P&O

Une recherche de Michel Couturier

Qui peut regarder le monde comme si son mouvement, son commerce ne le concernaient pas, comme si les contraintes et les peurs qu’il inflige ne l’atteignaient pas ? Celui-là poserait-il un regard esthétique  sur les choses disposées autour de lui? Déambulerait-il comme un archéologue au milieu des vestiges qu’il vient de découvrir ? Ou encore comme le touriste qui plus tard, en voyage organisé visite ces mêmes ruines ? Serait-il comme le bébé qui, dans un même mouvement que seule motive sa souveraine curiosité, dévore du regard, tâte manipule et mord le monde qui est à sa portée ?

Pour le bébé comme pour l’adulte, le monde est vaste et mouvant et il ne se laisse pas facilement appréhender. Mais la surface de la planète, contrairement à celle des planisphères, n’est pas équivalente et il existe des lieux plus propices que d’autres à l’observation. Il existe certains points plus sensibles du monde où plus qu’ailleurs se concentrent mouvements, désirs, contraintes et peurs.

C’est le cas du Straith of Dover dans cet étranglement de la Manche où la France et la Grande-Bretagne font mine de se toucher et où une grande partie du trafic maritime mondial croise la route très incertaine des migrants qui tentent d’achever leur voyage. Au milieu de ce bras de mer, comme chauffé par ces tensions diverses, le monde se divise comme le font les cellules vivantes ou encore comme si le miroir de la mer se dressait verticalement pour dédoubler la côte, les ports, les falaises (le caractère spéculaire du bras de mer est évident, il suffit d’observer du quel côté de la route les véhicules se déplacent sur l’une et l’autre rive). Le ferry boat assure le passage de l’un à l’autre côté du miroir.

Laquelle des deux rives est l’image et laquelle est la réalité? Concevoir les choses à partir de telles prémices est-il signe d’hallucination ou gage d’objectivité? Et surtout, qu’est-ce que cela peut nous révéler de notre condition individuelle et quelle perspective cela ouvre?

Pour explorer l’espace ainsi dédoublé et pour sonder le ferry boat qui traverse le miroir, il faut deux personnages, c’est bien le moins. S’agit-il de deux anges en visite sur ce coin de terre ou encore un duo issu d’un film burlesque ? Ce sont en tous cas deux êtres étrangers à ce décor et ils ne semblent pas concernés par ces trajets à buts commercial ou touristique.

Ils vont à pied des falaises de Douvres à celles du Cap Blanc-Nez. Dans le vaste espace portuaire comme sur le bateau, ils s’intéressent à certains objets modernes et banals : poteaux d’éclairage, panneaux indicateurs, signalisations en tous genres, barrières, grillages, plots de contrôle de la circulation… En surplus de leur fonction pratique, tous ces objets qui jalonnent le paysage, marquent le territoire. Ils sont le signe de l’emprise des flux de biens et des personnes et de leur contrôle.

C’est cet aspect monumental de toutes ces constructions qui semble plutôt marquer ces deux visiteurs. Quelle est la raison qui a poussé à la construction de telles choses? Pratique? Symbolique? Religieuse?

Ils essaient d’appréhender, de comprendre ces objets en les jaugeant à l’aune de leur propre corps.

Venant des falaises du Kent, ils traversent à pied la zone portuaire et passent sans la moindre difficulté les différentes limites, barrières et frontières, entrent dans le ferry au milieu des véhicules, par le garage, le visitent jusqu’au pont supérieur tout en continuant leurs explorations, leurs mesures. A Calais, ils traversent le port, se dirigent vers la ville et marchent vers le Cap Blanc-Nez en passant près des infrastructures ferroviaires.

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